Écrivez à une personne à qui vous pensez particulièrement en cette période de confinement
Voici le texte que j'ai écrit.
A vos plumes !
"Chère Seema
Le monde entier est confiné comme tu l’as toujours été.
Toi qui n’a connu que ça, que penses-tu de nous aujourd’hui ?
Il n’y a pas si longtemps, tu enviais ma liberté. Je pouvais voyager, décider de ma vie. J’ai passé chez toi quelques jours avec mon sac plein de toutes ces choses qu’on peut acheter dehors, j’entrais et je sortais, je ne faisais que passer.
Toi, tu étais là, dans cette maison sans toit et sans vitres aux fenêtres. Tu t’y réveillais le matin, tu t’y activais la journée, tu t’y endormais le soir et ça recommençait.
Le monde, tu l’avais parcouru, petite fille, quand tu pouvais encore sortir et courir dans les ruelles. Tu allais chez tes cousins, on t’envoyait acheter des œufs, des friandises chez la voisine qui tenait sa minuscule boutique devant sa porte. Tu t’aventurais jusqu’à la mosquée, jusqu’au Palais. Tu as sans doute couru sur la grande place de la mosquée, te brûlant les pieds sur la pierre chauffée par le soleil. Tu as joué sous la pluie, offrant ton visage aux grosses gouttes de l’averse qui tombait d’un coup. Ta petite robe avec ses reflets brillants se collait à ta peau, nettoyant toute la chaleur lourde de la journée.
Tu t’es abritée sous les arcades, près des étals des vendeurs, assis par terre devant leurs colifichets bien disposés par couleurs et catégorie. L’un d’eux était ton père, ton frère, un oncle, un cousin, contre qui tu venais te blottir pour essayer de lui soutirer quelques roupies pour acheter des bonbons. Tu riais beaucoup. Vous étiez une bande d’enfants, garçons et filles à parcourir les ruelles. Le sol était jonché de jouets improvisés. Une canette comme ballon, un emballage comme bateau à regarder s’éloigner dans le ruisseau du caniveau. Tu aimais mettre à tes poignets des bracelets que tu ramassais ou qu’on te donnait. Tu te sentais une petite dame quand tu les faisais cliqueter. La poussière décoiffait tes cheveux jusqu’à ce qu’ils tiennent tout droit sur ta tête. Tu rentrais à la maison le soir, le visage strié de sueur et de poussière.
À la maison, les grands te gâtaient. Il y avait toujours un adulte contre qui s’écrouler, fatiguée et s’endormir avec la même facilité que les chats, la même chute soudaine au plus profond du sommeil. Tu avais faim, une femme te donnait à manger, il y avait toujours quelque chose qui mijotait sur le réchaud, des chapati dans la boite en fer. Une femme, ta mère, ta grande sœur, ta cousine, ta tante. Vous viviez tous là, dans cette maison sans toit, avec ses escaliers raides que tu grimpais et dévalais à tout allure. L’escalier qui mène dehors vers le bruit, la vie, et qui monte vers la cuisine, les chambres, le calme de la maison.
Parfois, tu restais près de ta mère et tes grandes sœurs. Les longues après-midi où elles découpaient des lanières dans des chutes de cuir pour gagner un peu d’argent. Tu prenais un des gros ciseaux presque aussi grand que ton bras et de tes petites mains musclées tu actionnais les lames avec dextérité. Tu avais appris, c’était comme un jeu. Tu aidais parfois à la cuisine, pesant de tout ton poids sur la pierre que tu poussais avec tes mains sur les gousses d’ail que tu écrasais. Ça t’amusait. Tu apprenais, sans le savoir, ou peut-être quelque chose en toi le savais, les gestes de ta future vie.
La gourmandise avec laquelle tu parcourais la ville, dans le périmètre permis, ta façon de dévorer de tes grands yeux tous les étrangers que tu croisais, étaient-elles renforcées par cette certitude au fond de toi, qu’un jour tout ça s’arrêterait.
Un jour, tu serais comme ta sœur, un peu plus grande, à qui on commençait à imposer un voile sur la tête à chaque fois qu’elle sortait. Elle ne courait plus avec toi, elle restait de plus en plus souvent avec les grands. Son corps s’était affiné, ses traits avaient perdu de leur rondeur enfantine. Elle portait les tuniques rajustées de vos grandes sœurs.
Un jour, tu serais comme tes plus grandes sœurs, les journées occupées par les gestes de la maison. Se lever avant tout le monde le matin pour faire chauffer l’eau du chaï et préparer les chapati, le riz, les lentilles. Balayer la grande pièce et la cour, pousser les déchets jusqu’à la rue, balayer devant la porte et tout jeter dans le caniveau. Libérer la chèvre qu’on avait attachée dans la cour pour la nuit, lui donner à manger. Puis, quand les hommes se réveillaient, père, frère, oncle, cousin, leur servir le riz chaud et les chapati, leur donner leur chemise et leur pantalon lavés et repassés la veille. Recoudre parfois un accroc, un bouton, rapidement, avant qu’ils ne partent travailler. Leur demander de rapporter de la farine, du ghee et une bouteille de gaz. Il fallait aussi qu’ils aillent chercher une bonbonne d’eau, la réserve était presque vide.
Quand ils étaient partis, laissant en plan les lits avec leurs habits de la veille, il fallait ranger les lits debout contre le mur ou les sortir dans la cour pour balayer l’espace des chambres. Puis il fallait laver la vaisselle, le linge.
Le temps s’écoulait entre ces tâches répétitives, les visites des voisines, les invasions d’enfants, les petits incidents de la vie.
Les hommes rentraient en fin de journée de leur vie extérieure. Parfois ils ressortaient, voir leurs amis. On savait qu’ils allaient boire, mais on fermait les yeux.
Il arrivait que des étrangers viennent dans la maison. Un de tes oncles était guide et fréquentait des Occidentaux qu’il ramenait parfois pour boire un chaï et même un repas. Ils étaient blancs, un peu maniérés, toujours étonnés.
Vous, les filles et les enfants, vous les observiez sans pouvoir leur parler. L’anglais, vous n’en compreniez que quelques mots. Les femmes portaient des bijoux en or ou de ces bracelets que vous vendiez, enfant, quand vous aidiez votre père à sa « boutique ».
Petite fille, tu ne voyais en eux qu’une distraction, que des bêtes curieuses à observer. Quand tu es devenue l’ainée de la famille, après le mariage de ta sœur, tu regardais ces étrangers d’un autre œil. Surtout les femmes.
Certaines voyageaient sans leur mari, parfois elles n’en avait même pas. Elles arrivaient de pays lointains, avait visité d’autres régions de l’Inde dont tu ne connaissais même pas le nom. Elles avaient un métier et posaient des questions auxquelles tu n’avais pas de réponse.
Pourquoi tu n’es pas allée à l’école ? Pourquoi as-tu arrêté l’école si jeune ?
Quel métier aurais-tu voulu faire ?
Qu’est-ce que tu aimes faire ?
Tu étais devenue, Seema, une belle jeune femme, confinée dans cette maison sans toit. Ta mère te laissait de plus en plus de tâches à faire, il fallait que tu apprennes à gérer une maison.
À un moment, quand tu montais sur la terrasse pour étendre le linge, il y avait ce garçon qui te regardait depuis la terrasse voisine. Tu le connaissais, vous aviez joué ensemble, pieds nus dans la cour de la mosquée. Lui aussi avait grandi, c’était presque un homme avec un peu de barbe sur le menton. Il te faisait des petits signes. Parfois, vous parliez au-dessus de la rue qui séparait vos maisons. Il était gentil, il était beau, tu aimais son sourire.
Un jour, ta mère est montée pendant que vous parliez. Elle n’a rien dit mais ne t’a plus jamais laissée seule étendre le linge. Un jour, elle t’a dit que ce garçon avait la peau bien trop noire pour toi, tu méritais quelqu’un de mieux. On connaissait sa famille, sa cousine s’était enfuie avec un homme. Ça n’était pas des gens biens.
Tu la connaissais cette cousine, un peu plus âgée que toi. Tu te souviens du scandale de sa fugue. C’était quand tu n’étais plus une enfant mais pas encore une femme, quand tu n’avais plus l’insouciance mais pas encore toute la conscience de ce que serais ta vie.
Ton frère était rentré dans l’après-midi, surexcité. Son copain, le frère de la fugueuse, avait dû rentrer chez lui d’urgence. Elle avait disparu et toute la famille la cherchait. Elle était sortie pour acheter du tissu au marché et n’était pas revenue. Elle avait réussi à tromper la vigilance de sa mère quand celle-ci discutait le prix avec le marchand. Des gens l’avaient vu partir avec un homme qui l’attendait sur sa moto au coin de la rue. Où étaient-ils allés ?
Ce jour et cette soirée-là, il y a eu beaucoup d’allers et venues chez toi. Tu t’en souviens comme d’un soir de fête, il se passait quelque chose d’exceptionnel. Les hommes rapportaient des informations. On les avait vus dans la ville d’à côté. On les avait vus à la gare. S’ils avaient pris le train, on ne les retrouverait peut-être jamais. On avait identifié qui était l’homme. Elle l’avait vu à un mariage où elle s’était rendue. Comment avaient-ils communiqué depuis ? On avait découvert qu’une voisine, assez délurée, avait fait l’intermédiaire. On l’avait poussée à parler pour qu’elle dise tout ce qu’elle savait.
Toute la nuit et tout le lendemain, ton petit monde était en effervescence autour de cette histoire.
Tu sentais en toi des vibrations étranges. Tu entendais les discours scandalisés de ta famille, les insultes même contre la fautive. Mais au fond de toi, tu sentais vibrer cette envie de liberté. Tu te rêvais sur la moto qui l’avait emportée. Tu l’imaginais dans le train, fuyant vers un autre monde. Aimait-elle cet homme ? Avait-il la peau trop noire ?
Deux jours plus tard, son frère l’a ramenée à la maison. L’homme l’avait amenée chez des parents, ils voulaient se marier. Mais ça n’est pas comme ça qu’on se marie. Un homme aussi peu responsable ne fait pas un bon mari.
Ton père te l’avait expliqué. Ils croyaient s’aimer, mais ce genre d’histoire ne durait pas et faisait de très mauvais mariages. On ne choisit pas son partenaire de vie sur un coup de tête, c’est un choix raisonné et raisonnable qui doit être fait par les parents qui savent.
La fugueuse avait été doublement confinée puis mariée très vite, pour étouffer le scandale.
Cette histoire t’avait laissé une amertume, premier accroc dans ta confiance en la vie. C’était autre chose que la misère.
Tu savais que tes parents te cherchaient un mari. Ils n’étaient pas pressés, ta jeune sœur était encore trop jeune pour se marier et aucun de tes frères n’était marié. Si tu partais, il n’y aurait personne pour tenir la maison avec ta mère.
Alors tu es restée des années dans cette vie de confinement.
Parfois, tu avais l’autorisation de sortir, exceptionnellement. Alors tu revêtais ta burka noire et tu parcourais les ruelles de ton enfance comme une étrangère.
Quand je suis passée chez toi, tu as envié ma liberté. Ton oncle t’a rétorqué que je payais cher ma liberté en responsabilités, en charges matérielles. Toi, il y avait toujours quelqu’un qui s’occupait de toi, de te nourrir, de te loger.
Cette réponse t’a-t-elle consolée ?
Tu as été mariée, Seema.
Le mariage, c’est une étape importante dans la vie d’une femme comme toi. C’est le moment où l’on quitte son lieu de confinement habituel pour en intégrer un autre, totalement inconnu. Soudain, la maison sans toit apparait comme un cocon protecteur. Mais aussi étouffant.
Qui sait, là-bas, chez mon mari, j’aurai plus de place, plus de pouvoir. J’arrangerai notre pièce comme je le veux. J’aurai de beaux objets, de la belle vaisselle.
Qui sait, là-bas, ma belle-mère et mes belles-sœurs seront des complices, des amies.
Et puis j’aurai mes enfants, mes bébés. Combien mon mari en voudra-t-il ?
Tes parents avaient fait appel à une voisine pour trouver ton mari. Elle leur avait recommandé une famille d’un petit village à 100 Km de chez toi. C’était loin. Une famille de commerçants. Il avait son propre restaurant épicerie. Quand il est venu chez toi pour rencontrer tes parents, tu as dû te cacher. Mais ta jeune sœur l’a vue. Elle a dit qu’il n’était pas trop mal, plutôt timide. Sa mère, par contre, une vraie femme d’affaire qui discutait chaque point.
On a fixé la date du mariage au mois d’Août.
Ta vie s’est alors concentrée sur cette date. Il fallait préparer le mariage.
C’était ton dernier été à la maison, la dernière chèvre sacrifiée chez tes parents, ton dernier anniversaire avec eux. Tu comptais les jours qu’il te restait à balayer la salle et cuisiner pour tes frères. Plus la date approchait, plus la peur montait.
Et puis tout s’est arrêté. Il y avait encore quelques points à négocier sur lesquels on n’a pas réussi à se mettre d’accord avec ta future belle-mère.
Le mariage a été annulé.
Tes parents, frères, oncles, ont parlé toute la nuit à voix basse.
Ils ont revu la voisine et elle a trouvé un autre mari, pour la même date.
Tu as été mariée à cet homme choisi 15 jours avant la date. La saison avait été dure pour ton père, il y avait peu d’argent. Le mariage n’a pas été une grande fête.
Aujourd’hui, Seema, tu es revenue dans la maison sans toit de tes parents. Ton mari boit et s’est mal comporté avec toi. Tu es venue te réfugier là. Combien de temps ? Il s’est excusé, il finira par venir te rechercher et tu seras à nouveau enfermée dans ta nouvelle maison.
Confinée. Autorisée exceptionnellement à sortir.
Comme nous aujourd’hui, dans le monde entier.
Avant, tu rêvais de vivre comme les autres.
Aujourd’hui, les autres vivent comme toi.
Mais ils savent que ça finira, que les portes s’ouvriront à nouveau, que leur vie de liberté reprendra.
Les avions amèneront encore dans ta ville des étrangers qui passeront peut-être prendre le thé sur ta terrasse. Ils raconteront leur confinement comme une aventure extraordinaire qu’ils ont vécu. À laquelle ils ont survécu.
Ils passeront et toi tu reprendras le cours de tes journées, à balayer la salle le matin, à nourrir la chèvre, à préparer le riz et les chapati pour les hommes de la maison qui partent travailler."